Pour
vendre des Ford Fiesta (« Les coucous suisses picorent le temps, je répète, les coucous suisses picorent le temps, on n'arrête pas un sablier qui marche… 8 990 euros sans condition de reprise… »),
une pub passe en boucle. Elle imite le vieux son et le phrasé de Radio-Londres.
Cette parodie de « Les Français parlent aux Français » sert aujourd’hui
à refourguer des bagnoles. En 1940, débarquant d’Angleterre, cette émission sur
la BBC diffusait des codes cryptés destinés à la Résistance. Écouter
sur sa TSF ces messages transmis d’outre-Manche exposait quiconque était
surpris dans cet acte de contestation vis-à-vis de l’occupant allemand, à la
peine de mort. Il y a eu une époque où brancher sa radio était un premier pas
sur le chemin de la bravoure ; c’est désormais profiter d’un flot d’opinions
parfois puantes, de publicités abondantes quelquefois putrides, de faits divers
décrits avec une espèce de concupiscence ignoble. Les publicitaires
contribuent-ils ici à faire fonctionner le devoir de mémoire, à faire œuvre de
pédagogie en rappelant tel ou tel épisode historique ? Ou bien s’agit-il d’une
petite indécence quotidienne, d’un oubli de la déontologie, d’un manque de
vergogne passager, d’une récupération grotesque de symboles d’une époque où l’héroïsme
était la seule issue et où le sort de l’Europe se joua, dans les larmes, la
chiasse et le plomb fondu ? Doit-on s’attendre maintenant à entendre les
mérites d’un désherbant vanté car plus puissant que le Zyclon B et l’acide cyanhydrique réunis ? Faudra-t-il bientôt subir une réclame
pour des tronçonneuses Black & Decker qui reprendra sur le ton de la
facétie les slogans que Radio Mille Collines répandit en 1993 dans la
région des Grands Lacs ? Devons-nous nous attendre à ouvrir grand nos mirettes
pour une publicité mettant à l’honneur les qualités de lampes de bureau sur
fond d’images de prisonniers de Guantanamo condamnés à rester 24 heures sur 24
dans la lumière ? Puis verra-t-on naître ensuite un parti politique qui se
nommera « Politique potentielle » ?
Le
pire dans cette affaire est l’usage subliminal de la menace. « Achetez,
achetez vite avant qu’il ne soit trop tard… l’heure tourne… l’heure est
grave… au moins aussi grave qu’en 1942, alors que Londres était bombardée et
que l’on gazait juifs, tziganes, communistes, suspects et autres ennemis du IIIe
Reich à tour de bras et à pleins wagons… prenez la bonne décision, au plus
vite, investissez dans une Fiesta ! Dépensez votre pognon, braves
conducteurs, jeunes ou vieux, et entrez dans la danse des heureux propriétaires
de voitures américaines quasi low-cost… ne laissez pas passer la bonne affaire…
précipitez-vous chez votre concessionnaire ! des hommes sont morts en
39-45 pour défendre les libertés dont aujourd’hui vous jouissez et dont vous
pourriez encore plus puissamment jouir si vous rouliez à bord de nos bolides
climatisés » entend-on entre les mots avec un peu d’imagination. Le
publicitaire s’ingénie à faire peur, avec l’alibi du pastiche, sur un ton
supposé donc léger, en rappelant les pages incontestablement les plus noires de
notre Histoire collective (qui compte pourtant un paquet de chapitres abominables).
Quand un publicitaire et une grande firme automobile s’associent pour laisser planer
une terreur, ou au minimum une angoisse, on peut sincèrement penser que des
limites (peu glorieuses) auront été franchies. Or à force de franchir des
limites, on finira sûrement par dépasser des bornes.
Cyrille Cléran