jeudi 19 juillet 2012

Tome Ford


Pour vendre des Ford Fiesta (« Les coucous suisses picorent le temps, je répète, les coucous suisses picorent le temps, on n'arrête pas un sablier qui marche… 8 990 euros sans condition de reprise… »), une pub passe en boucle. Elle imite le vieux son et le phrasé de Radio-Londres. Cette parodie de « Les Français parlent aux Français » sert aujourd’hui à refourguer des bagnoles. En 1940, débarquant d’Angleterre, cette émission sur la BBC diffusait des codes cryptés destinés à la Résistance. Écouter sur sa TSF ces messages transmis d’outre-Manche exposait quiconque était surpris dans cet acte de contestation vis-à-vis de l’occupant allemand, à la peine de mort. Il y a eu une époque où brancher sa radio était un premier pas sur le chemin de la bravoure ; c’est désormais profiter d’un flot d’opinions parfois puantes, de publicités abondantes quelquefois putrides, de faits divers décrits avec une espèce de concupiscence ignoble. Les publicitaires contribuent-ils ici à faire fonctionner le devoir de mémoire, à faire œuvre de pédagogie en rappelant tel ou tel épisode historique ? Ou bien s’agit-il d’une petite indécence quotidienne, d’un oubli de la déontologie, d’un manque de vergogne passager, d’une récupération grotesque de symboles d’une époque où l’héroïsme était la seule issue et où le sort de l’Europe se joua, dans les larmes, la chiasse et le plomb fondu ? Doit-on s’attendre maintenant à entendre les mérites d’un désherbant vanté car plus puissant que le Zyclon B et l’acide cyanhydrique réunis ? Faudra-t-il bientôt subir une réclame pour des tronçonneuses Black & Decker qui reprendra sur le ton de la facétie les slogans que Radio Mille Collines répandit en 1993 dans la région des Grands Lacs ? Devons-nous nous attendre à ouvrir grand nos mirettes pour une publicité mettant à l’honneur les qualités de lampes de bureau sur fond d’images de prisonniers de Guantanamo condamnés à rester 24 heures sur 24 dans la lumière ? Puis verra-t-on naître ensuite un parti politique qui se nommera « Politique potentielle » ?
Le pire dans cette affaire est l’usage subliminal de la menace. « Achetez, achetez vite avant qu’il ne soit trop tard… l’heure tourne… l’heure est grave… au moins aussi grave qu’en 1942, alors que Londres était bombardée et que l’on gazait juifs, tziganes, communistes, suspects et autres ennemis du IIIe Reich à tour de bras et à pleins wagons… prenez la bonne décision, au plus vite, investissez dans une Fiesta ! Dépensez votre pognon, braves conducteurs, jeunes ou vieux, et entrez dans la danse des heureux propriétaires de voitures américaines quasi low-cost… ne laissez pas passer la bonne affaire… précipitez-vous chez votre concessionnaire ! des hommes sont morts en 39-45 pour défendre les libertés dont aujourd’hui vous jouissez et dont vous pourriez encore plus puissamment jouir si vous rouliez à bord de nos bolides climatisés » entend-on entre les mots avec un peu d’imagination. Le publicitaire s’ingénie à faire peur, avec l’alibi du pastiche, sur un ton supposé donc léger, en rappelant les pages incontestablement les plus noires de notre Histoire collective (qui compte pourtant un paquet de chapitres abominables). Quand un publicitaire et une grande firme automobile s’associent pour laisser planer une terreur, ou au minimum une angoisse, on peut sincèrement penser que des limites (peu glorieuses) auront été franchies. Or à force de franchir des limites, on finira sûrement par dépasser des bornes.
Cyrille Cléran

Membres