jeudi 15 juillet 2021

 

Un chauffeur sachant chauffer

 

Le chauffeur du bus se prend pour Napoléon. Son garde du corps est accusé de viol, de harcèlement sexuel et d’abus de confiance. Son avocat est mis en cause dans des histoires de conflits d’intérêts. Chargés de l’animation dans le bus, ses acolytes gazent, mutilent, humilient ou menottent les passagers qui contestent la direction prise – les vieux mentors dégueulasses desdits acolytes considèrent qu’on devrait plutôt leur tirer dessus à balles réelles (non pas que les balles des LBD-40 qui tracent à 300 km/h ne soient pas réelles, mais elles ne sont pas assez intimidantes selon ces vieux mentors parmi lesquels on retrouve tout de même un ancien ministre de l’Éducation nationale, preuve s’il en est que nos élèves sont formés à bonne école).

Le réservoir du bus est bientôt à sec et faire le plein sera sous peu mission impossible because raréfaction prochaine et imminente de la matière première. Sur la route, tantôt le bitume fond tant les températures montent, tantôt des grêlons gros comme des œufs de pigeon fracassent joyeusement les pare-brise. Un plan prévoit, pour plus de fluidité et de convivialité, d’élargir encore les routes et de rendre leurs accès systématiquement payants. Sur les bas-côtés, plus rien ne pousse grâce au glyphosate qui remplace aimablement les cantonniers. Aux alentours, les champs sans haie sont balayés par des vents que plus rien n’arrête, si ce n’est quelques alignements d’éoliennes. Les insectes et les oiseaux ont disparu de ce paysage.

Sous la terre de ces champs que seuls des kilotonnes d’intrants chimiques parviennent à maintenir fertiles, les lombrics, jadis prospères, ont également disparu. Les mondes invisibles désertés de leurs hôtes immémoriaux, ces vastes plaines se préparent à devenir des mers de sel.

À intervalles réguliers, la chaussée est sombrement marbrée. Il s’agit là de galettes formées par les corps aplatis d’un hérisson, d’un chat errant, d’une hermine, d’un renard, d’un lapin, d’un écureuil, d’un crapaud, d’un hibou.

Partout où le bus passe, les gens sont en colère, en burn-out – ou mutiques. Certains craignent de perdre leur emploi, ce qui leur ferait perdre leurs revenus, leur moral, leur santé puis leur maison faute de pouvoir rembourser leurs crédits. Alors ils ferment leur gueule.

Certains rêvent de grimper dans le bus et de régler son compte au chauffeur. Qu’il aille au diable, se disent d’autres qui savent que, s’ils restent assis sur le bord du fleuve, ils finiront par voir passer le corps boursouflé de leur ennemi.

La nuit, des feux d’artifices insolents éclairent le ciel. Ça agace prodigieusement le chauffeur du bus qui a horreur des manifestations incontrôlées de spontanéité populaire. Celui-ci accélère donc, pour faire passer son impatience. Il évite soigneusement de tenir compte des cris de ses passagers et passagères qui hurlent à l’arrière parce qu’on se dirige tout droit vers le précipice. Le chauffeur du bus possède une belle maison sur la Côte d’Opale et un grand et lumineux appartement en plein cœur de la capitale, une rente et des amis multimilliardaires entourés de laquais. À ce titre, il n’a pas peur des précipices. De surcroît il a pris l’habitude de se croire propriétaire intemporel du palais luxueux dont il n’est que le locataire éphémère.

« Portez votre masque. Prenez soin de vous. Remplissez vos caddies à ras bord quand vous faites vos courses. Acceptez les traitements qu’on a mis au point avec célérité pour votre bien afin de lutter contre ce virus dont on ne sait s’il a été conçu par des chercheurs chinois maladroits néanmoins subventionnés par le régime de Xi Jinping ou s’il est le fruit malheureux du rodéo hasardeux d’un pangolin hilare chevauchant une chauve-souris sous ecstasy. Mangez des fruits. Lavez-vous les mains. Mangez des produits laitiers. Ne ménageons pas notre peine pour un avenir qui gagne. Ensemble, protégeons nos anciens et les personnes vulnérables », rappelle en continu la litanie des messages diffusés sur les écrans de télé, qui égaient le bus, censés hypnotiser les enfants et rassurer les adultes.

De temps en temps, une page de publicité pour des produits LVMH, pour une crème de jour ou pour une cuisine équipée interrompt les mantras à but informatif du ministère de la Santé. Les yeux qui brillent, certains enfants applaudissent alors et les animateurs du bus se félicitent de la bonne ambiance qui règne.

Dans la descente, le chauffeur en profite pour gagner un peu de vitesse.

 

Rennes, 15 juillet 2021.


 

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