samedi 17 août 2013

Les salauds, de Claire Denis, avec Vincent Lindon, Claire Mastroianni, Lola Creton, Christophe Miossec...

NB : cette chronique contient un vilain spoiler.

Claire Denis réussit l'exploit de faire un film oppressant centré sur Marco, un capitaine de supertanker revenu à terre pour régler des problèmes familiaux. Donc pour le grand large iodé, on repassera : l'action se passe dans des appartements haussmanniens ou à bord de l'Alpha vintage du capitaine débarqué.

Durant ses navigations, les problèmes se sont accumulés : son meilleur ami s'est suicidé, l'entreprise familiale de chaussures a fait faillite, sa nièce à la dérive se prostitue (et se drogue bien sûr). Face à ce sinistre merdier, Marco est bien dépourvu. On imagine que s'il a choisi la marine, c'est justement parce que les sombres tracas des terriens le firent fuir. Bref, ce capitaine est à la peine. Il meurt à la fin. Ça simplifie grandement la donne.

Les apaches, de Thierry de Peretti, avec François-Joseph Culioli, Aziz El Haddachi, Hamza Meziani, Joseph Ebrard...

Que connaît-on des Corses ? La bédé du très talentueux Pétillon ; les récits d'aoûtiens ou de juillettistes partis quelques semaines sur l'île de Beauté ; les cavales de gangsters dans le maquis impénétrable relatées par la presse ; les légendaires omerta et vendetta ; le sourire de la belle Laetitia Casta ; les chemins pris par les randonneurs (emmenés par Benoît Poelvoorde) ; les flash-infos reprenant les menaces, les déprédations ou les sophismes d'indépendantistes plus ou moins cagoulés... Les apaches prend le parti de voir la Corse à travers le prisme des castes qui cohabitent sur l'île : les jeunes issus de l'immigration maghrébine, qui vivent dans des quartiers sensibles ; les travailleurs saisonniers qui repartiront sur le continent si une opportunité se présente ; les riches propriétaires qui possèdent un pied-à-terre en bord de mer ; les oisifs qui répondent à leur mère ; les locaux, qui font régner leur idée de la loi... L'histoire se déroule aux environs du 15 août. Une jeunesse violente, fourbe, lâche, vulgaire, malheureuse et arrogante, y est dépeinte. Au plein cœur de l'été. Ceux qui n'aiment ni les jeunes, ni le soleil de la Méditerranée, ni les gitans seront servis : les jeunes font peur, les gitans (ou appelés tels) sont malhonnêtes, et même le soleil est obscène. Dans ce film, il n'y a place ni pour le glamour ni pour la poésie. La bêtise, la veulerie et la méchanceté, banalisées ici scène après scène, occupent tout l'écran.

mardi 7 mai 2013

« Hannah Arendt », de Margarethe Von Trotta, avec Barbara Sukowa, Axel Milberg...



C'est drôle de croiser, chemin faisant vers le cinéma, des petits groupes épars endimanchés. Les femmes et les jeunes filles portent des chemisiers sages et soignés et des gilets bleu marine aux boutons dorés. Les hommes ont des pantalons de toile beige, à la fois décontractés et repassés, des souliers vernis, des chemises en flanelle blanches à petits carreaux, un pull éventuellement jeté sur les épaules. Quelques-uns portent un sweat à capuche, rose ou bleu, avec le logo popularisé par Virgine Tellenne, alias Frigide Bargeot. Ils ont à la main des drapeaux bleus, roses, floqués de ce même logo, ou bleu-blanc-rouge, ou des Gwen ha Du. Ces fiers représentants des bonnes familles quittent pour une bonne raison leurs beaux quartiers : ils ont une lutte à mener, des valeurs à défendre. Les pancartes brandies indiquent qu'ils sont mariageophiles (sic), et non homophobes. Des policiers et des motards, réquisitionnés en ce dimanche printanier, bloquent les accès menant à l'esplanade du Général de Gaulle. Sur le boulevard, séparés par des barrières, un petit groupe d'individus, avec des pancartes du NPA, vêtus de fringues dans des tons plus sombres ne provenant sûrement pas des boutiques Cyrillus, entonnent avec une certaine insolence une rengaine : « On a gagné ! On a gagné !... » Quant à moi, je poursuis ma route. Mon b'Twin et mes pas m'amèneront à la salle Louis Jouvet. M'y attend un film sur le mal absolu, sur la Shoah, sur le processus d'extermination mené par des bureaucrates fanatiques comme Adolf Eichmann, capturé par le Mossad au Vénézuela, et dont le procès en 1961, à Jérusalem cette fois sera couvert, dépêchée par le New Yorker, par la philosophe d'origine allemande Hannah Arendt (Barbara Sukowa), exilée aux États-Unis depuis 1941 après un bref séjour dans les camps d'internement français réservés aux ressortissants juifs. Elle décrira, analysera, tâchera de comprendre, à travers le jugement de ce monstre, visiblement dénué de toute empathie à l'égard de ses victimes, et qui finira pendu, comment put se mettre en place un tel système industriel de destruction massive. Signalant que dans l'incapacité totale de résister, certains chefs de file juifs collaborèrent avec les nazis et contribuèrent à accroître le nombre des déportés, Hannah Arendt, décrite ici comme une femme curieuse de savoir, de comprendre, soucieuse de penser (et si possible de penser juste), fera l'objet de vives polémiques.

Cyrille Cléran

samedi 27 avril 2013

Petite autobiographie d'un micro-éditeur de province.



Micro-éditeur de mauvais poil.


 Depuis tout petit, j'ai aimé lire. J'ai lu des milliers de fois les livres qu'on m'a offerts – histoires de lutins, d'ours, de grenouilles, de cow-boys et de gorilles... Au CE2, je m'en souviens comme si c'était hier, je finissais mes exercices en hâte pour me plonger dans une histoire de la Bibliothèque Rose ou Verte, au grand dam de Madame Bazin, mon institutrice, qui s'assurait qu'ils n'étaient pas bâclés. J'ai dévoré des livres de la bibliothèque familiale (œuvres de Sartre, de Tolstoï, polars et romans d'espionnage des années 70 pour adultes, Les Rois maudits en je ne sais combien de volumes, sélections de France Loisirs, etc.) et ce, dès le collège ; et fait en sorte, de par mes souhaits pour mes anniversaires et Noël, qu'elle soit régulièrement et généreusement regarnie. J'ai toujours eu un livre, ou plusieurs, sur ma table de chevet. Lire au lit : joie sublime qui combine la position allongée et la découverte d'un texte soigneusement choisi.
Les rédactions ont toujours été mon point fort (en cours de français, d'histoire-géographie ou de philosophie). Je n'ai jamais cessé d'être abonné à une bibliothèque, ni de rôder dans les rayons des librairies. Il s'agit de connaître les bons endroits où s'approvisionner. Dieu merci, les oasis de cette espèce pullulent. A fortiori dans une ville universitaire comme Rennes, où sont désormais et depuis longtemps établis mes bureaux. Les bibliothèques du Triangle, des Champs-Libres, de Villejean, du Cridev, du campus de Beaulieu, n'ont plus de secret pour moi. Les librairies Forum-Privat, Le Failler, Alphagraph, L'Encre de Bretagne, Fnac ou Virgin – sans parler des librairies des bleds alentour, à Betton, à Melesse, à Cesson-Sévigné – sont aussi inscrites sur les cartes de mes pérégrinations quotidiennes. L'ivrogne cherche des pompes à bière, le lecteur des libraires. Et tout le monde est content, chacun a sa dose et peut s'endormir tranquille.
Maintenant que je suis à mon compte, devenu éditeur en cette grande ville de province qui fourmille de projets culturels, je mesure le chemin parcouru, et me dis que je n'ai guère avancé : je suis resté au même point, passionné de bouquins avec la même intensité que quand j'étais écolier.
La différence est bien sûr qu'entre-temps, j'ai appris à concevoir des livres. C'est moi désormais qui contribue (fort modestement) à achalander des rayonnages avec les ouvrages produits par les Éditions de la Rue Nantaise (ERN). Et ce n'est pas une mince affaire. Ce n'est pas toujours simple d'y croire, de se sentir utile, quand on se jauge dérisoire. Alors il faut s'accrocher – ou se reposer –, attendre l'éclaircie.
L'éditeur reçoit les tapuscrits, par mail ou par courrier (plus rarement en mains propres). Il les stocke, en attendant de les consulter, de les corriger, de les juger, puis in fine de les refuser ou de les publier. Ce stock se renouvelle facilement car les auteurs qui aspirent à être lus sont nombreux. Quand les ERN font parler d'elles, via un article dans Ouest-France à l'occasion d'une parution, d'une rencontre ou d'une dédicace, via une émission de radio sur France-Bleue ou un salon du livre, de jeunes auteurs inconnus tentent alors leur chance et prennent contact. Ils espèrent à leur tour faire partie des bienheureux qui auront su retenir l'attention et la bienveillance d'un éditeur, aussi peu prestigieux soit-il – car les ERN, dont le tirage moyen est une petite centaine d'exemplaires par titre, ne sont pas auréolées de la même renommée que ces vénérables institutions qui ont pignon sur rue dans les Ve et VIIe arrondissements de la capitale.
La plupart de ces texte contiennent des cris, des souffrances, des blessures, des récriminations, des déceptions, des aveux, des amertumes, des regrets, des trahisons, des deuils, des violences cauchemardesques, des peurs sans nom enfin décrites, des utopies sans espoir, des inquiétudes fantastiques, des vengeances, des illusions pitoyables, des catharsis, des purges, des humeurs noires fétides, des haines tenaces, des crimes inventés, des suicides évités, des échecs, des spirales du vice, des constats désabusés, des secrets honteux, des épisodes bouleversants, des contradictions, des maladresses, des concours de mauvaise foi, des jalousies, des évidences niées, des déchirures, des ruptures, des débats contre des démons intérieurs, des kidnappings, des procès d'intention, des viols, des maladies graves, des agonies, des turbulences historiques, des luttes acharnées, des mesquineries, des dévoiements, des coups du sort, des malédictions, des tristesses insondables, des oublis, et toutes sortes de venins, d'anathèmes et coïncidences troubles.
Le chirurgien reçoit des patients en piteux état. L'éditeur reçoit des doléances, des peines et des cicatrices mal refermées détaillées noir sur blanc. Tandis que l'un recoud les plaies, retire les purulences, ampute ou ablationne, l'autre accueille les bobos de l'âme, les doutes existentiels, les travestissements de la conscience, les mythes bancals et les transforme en objets consultables. Dans les deux cas, les opérations sont délicates.
Voilà le topo. On n'évoquera pas en revanche, par pudeur, par délicatesse, les innombrables belles et douces heures qui sont le cœur, la moelle et le nerf du métier de micro-éditeur.

Cyrille Cléran

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