vendredi 15 août 2014

Il était une fois un potager...



Il était une fois un potager extraordinaire. Je ne vous ferai pas l’offense de le décrire. On sait tous ce qu’est un potager. On y trouve des plants de tomates de plusieurs mètres de hauteur, épaulés par des tuteurs en fer forgé donnant chacun des brouettes entières de magnifiques récoltes d’un rouge gourmand. Des rangs de petits pois produisent des cosse garnies à souhait. Les haricots, verts, jaunes ou blancs, se portent eux aussi à merveille. Dans le sol, carottes, betteraves plantureuses, patates, poireaux croquants, panais, promettent des repas délicieux. Courgettes, citrouilles, cornichons à fleurs d’un jaune éclatant, ne sont pas en reste. Les aubergines d’un brun violet accrochées à leurs tiges garnies de piquants dorent au soleil. Plantes médicinales, herbes parfumées venues de Chine, bosquets de lavande, glaïeuls somptueux, marguerites tranquilles, pissenlits rebelles, fraisiers au ras du sol, taillis de framboisiers, ciboulettes et renoncules, salades alignées, choux, rhubarbes aux feuilles gigantesques riches en fibres suaves, persils aux verts sombres et autres poivrons prévus pour des ratatouilles délicates cohabitent royalement. Les bestioles pullulent. La zone est richement peuplée. Lapins, mulots, vers de terre, chenilles grasses, criquets à fines antennes, coccinelles à sept points, nuées de moucherons irritantes, scarabées placides, lézards, araignées aux toiles tissées avec une méticulosité d’architecte, escargots gris, taupes velues, chevreuils, moustiques, orvets, chats fainéants, hérissons tapis sous les brindilles et les paillages épais, tout un petit monde circule, se régale, se camoufle, se régule au gré des saisons. Les étoiles et les oiseaux de toutes les couleurs survolent ce périmètre organisé.
À chaque fin de cycle, ces petits peuples disparates se réunissent en grand concile. Ils élisent alors l’espèce qui sera la plus à même de gouverner.
Les abeilles, connues pour leur activité pollinisatrice, et les fourmis, fameuses pour leur sens inégalé du collectif, sont en général tour à tour élues. Les jardiniers sont aux anges. Ils se tournent les pouces, qu’ils ont bien sûr verts, et bâillent aux corneilles, qui croassent dans les peupliers. Cette alternance entre abeilles et fourmis a une certaine efficacité, relative et discutable certes, mais l’abondance des récoltes et la douce ambiance qui flotte sur ce potager extraordinaire témoignent de la clairvoyance de ces choix. Pourtant, malgré tous les avantages de ce système, la gouvernance des abeilles et des fourmis fut contestée par une partie de plus en plus conséquente de la population rampante, sautillante, coassante et miaulante de ce potager mirifique et fertile. Alors qu’advint-il ? Je vous le donne en mille. Aux élections suivantes, ce furent les limaces qui arrivèrent en tête, récoltant 24,86 % des suffrages exprimés.
Il va sans dire que la prolifération de cette engeance gluante qui avait su promettre monts et merveilles fut redoutable et qu’on ne tarda pas à regretter la pondération des abeilles et l’organisation, discrète mais persévérante, des fourmis. Hélas, le mal était fait. Les cueillettes cette année-là furent maigrelettes. Les limaces repues mirent ça sur le dos des colombes, des bousiers et des bourdons venus des prés voisins. Le soleil était plus terne. Les pluies furent insuffisantes. Le chant des cigales avait quelque chose de triste. La gloutonnerie des limaces avait causé d’irréparables dégâts. La ceinture serrée, n’ayant plus que leurs yeux pour pleurer et leurs élytres pour chouiner, les bestioles ailées et carapacées de cet extraordinaire potager se consolèrent en se disant que ça aurait pu être pire. Jadis, croyant bien faire, les patates qui cherchaient un chef d’État n’avaient-elles pas été capables de placer, tout en haut de leur pyramide, les très coriaces et très envahissants doryphores ?

Cyrille Cléran

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