Il était une fois un potager extraordinaire. Je ne vous
ferai pas l’offense de le décrire. On sait tous ce qu’est un potager. On y
trouve des plants de tomates de plusieurs mètres de hauteur, épaulés par des
tuteurs en fer forgé donnant chacun des brouettes entières de magnifiques
récoltes d’un rouge gourmand. Des rangs de petits pois produisent des cosse
garnies à souhait. Les haricots, verts, jaunes ou blancs, se portent eux aussi
à merveille. Dans le sol, carottes, betteraves plantureuses, patates, poireaux
croquants, panais, promettent des repas délicieux. Courgettes, citrouilles,
cornichons à fleurs d’un jaune éclatant, ne sont pas en reste. Les aubergines
d’un brun violet accrochées à leurs tiges garnies de piquants dorent au soleil.
Plantes médicinales, herbes parfumées venues de Chine, bosquets de lavande,
glaïeuls somptueux, marguerites tranquilles, pissenlits rebelles, fraisiers au
ras du sol, taillis de framboisiers, ciboulettes et renoncules, salades
alignées, choux, rhubarbes aux feuilles gigantesques riches en fibres suaves,
persils aux verts sombres et autres poivrons prévus pour des ratatouilles
délicates cohabitent royalement. Les bestioles pullulent. La zone est richement
peuplée. Lapins, mulots, vers de terre, chenilles grasses, criquets à fines
antennes, coccinelles à sept points, nuées de moucherons irritantes, scarabées
placides, lézards, araignées aux toiles tissées avec une méticulosité
d’architecte, escargots gris, taupes velues, chevreuils, moustiques, orvets,
chats fainéants, hérissons tapis sous les brindilles et les paillages épais,
tout un petit monde circule, se régale, se camoufle, se régule au gré des
saisons. Les étoiles et les oiseaux de toutes les couleurs survolent ce
périmètre organisé.
À chaque fin de cycle, ces petits
peuples disparates se réunissent en grand concile. Ils élisent alors l’espèce
qui sera la plus à même de gouverner.
Les abeilles, connues pour leur
activité pollinisatrice, et les fourmis, fameuses pour leur sens inégalé du
collectif, sont en général tour à tour élues. Les jardiniers sont aux anges.
Ils se tournent les pouces, qu’ils ont bien sûr verts, et bâillent aux
corneilles, qui croassent dans les peupliers. Cette alternance entre abeilles
et fourmis a une certaine efficacité, relative et discutable certes, mais
l’abondance des récoltes et la douce ambiance qui flotte sur ce potager
extraordinaire témoignent de la clairvoyance de ces choix. Pourtant, malgré
tous les avantages de ce système, la gouvernance des abeilles et des fourmis
fut contestée par une partie de plus en plus conséquente de la population
rampante, sautillante, coassante et miaulante de ce potager mirifique et
fertile. Alors qu’advint-il ? Je vous le donne en mille. Aux élections
suivantes, ce furent les limaces qui arrivèrent en tête, récoltant 24,86 % des
suffrages exprimés.
Il va sans dire que la
prolifération de cette engeance gluante qui avait su promettre monts et
merveilles fut redoutable et qu’on ne tarda pas à regretter la pondération des
abeilles et l’organisation, discrète mais persévérante, des fourmis. Hélas, le
mal était fait. Les cueillettes cette année-là furent maigrelettes. Les limaces
repues mirent ça sur le dos des colombes, des bousiers et des bourdons venus
des prés voisins. Le soleil était plus terne. Les pluies furent insuffisantes.
Le chant des cigales avait quelque chose de triste. La gloutonnerie des limaces
avait causé d’irréparables dégâts. La ceinture serrée, n’ayant plus que leurs
yeux pour pleurer et leurs élytres pour chouiner, les bestioles ailées et
carapacées de cet extraordinaire potager se consolèrent en se disant que ça
aurait pu être pire. Jadis, croyant bien faire, les patates qui cherchaient un chef d’État n’avaient-elles pas
été capables de placer, tout en haut de leur pyramide, les très coriaces et très envahissants doryphores ?
Cyrille Cléran